Séminaire SFSP 2018
Introduction à l'éthique

Introduction 

En 2018, la SFSP a organisé un séminaire autour de l’éthique de l’accompagnement à la parentalité, qui posait déjà cette question : « de quoi j’me mêle ? ». Pour lancer les réflexions et les échanges, la parole introductive a été donnée à Bernard Benattar, philosophe, qui a creusé avec le public la question « de quoi j’me mêle » quand on parle d’accompagnement à la parentalité. Bonne écoute  

Bernard Benattar 

Puisque je suis le philosophe de service, je me sens une responsabilité et je vais me mêler de sujets que je ne connais pas forcément. C’est quand même souvent mon métier de me mêler de sujets que je ne connais pas parce que, justement, peut-être que c’est la mission du philosophe de s’étonner, de questionner, de mettre en perspective des sujets. Et s’il en est un, évidemment, qu’on questionne souvent, je ne peux pas dire que je ne le connais pas le sujet de l’éthique, c’est un sujet générique et général, c’est un vrai sujet en soi, c’est un vrai sujet complexe. Je pense que j’aurais pu venir avec je ne sais pas combien de livres sur l’éthique, tellement ça a été débattu, tellement on a cherché sur l’éthique, tellement les philosophes s’en sont emparé au cours des siècles. Donc, c’est un vrai sujet complexe. 

Forcément, je vais faire une petite simplification, mais, évidemment, aujourd’hui, entre nous, il n’y a pas que le sujet de l’éthique : l’éthique de l’accompagnement des parents en matière de santé. Ça fait plein de sujets, en fait, ça fait plein de gros mots, si on peut dire. Les termes du débat éthique, ce sont ces gros mots qu’il s’agirait, peut-être, de déplier pour voir quelles significations multiples ils peuvent avoir. Ça va être un peu ça, notre affaire. 

Je voudrais faire un petit détour, d’abord sur le mot éthique. Quand on parle d’éthique, aujourd’hui, vous savez, le mot a la même origine que le mot morale. Finalement, ça concerne les conduites humaines, le comportement humain, l’ethos, le comportement, comment je me dirige et comment je me comporte vis-à-vis des autres ou vis-à-vis du monde. C’est ça la question de l’éthique. 

Aujourd’hui, on a distingué assez bien la morale et l’éthique, je crois assez bien. La morale commande, elle dit « tu dois », et l’éthique recommande, elle dit  « tu peux ». Je ne sais pas si ça marche comme formule, mais je pense qu’elle peut être éclairante, cette formule, pour distinguer. C’est vrai qu’on pourrait mettre les deux mots pour dire la même chose. Et aujourd’hui, d’ailleurs, des fois, on dit la même chose : « ce n’est pas très éthique, ce que tu fais ! » Là, du coup, ce n’est pas très moral, ça veut dire. Ça veut dire, en tout cas, que ça ne répond pas à une exigence, à une règle, à un « tu dois ». Peut-être qu’on pourrait élargir l’éthique. On va se saisir du mot éthique pour dire : mais quand est-ce qu’on réfléchit, justement, les principes moraux qui nous gouvernent ? Quand est-ce qu’on réfléchit ou qu’on met en commun les « tu dois » ? On pourrait donner ça comme mission à l’éthique : réfléchir ensemble à ces grands principes qui sont censés nous gouverner mais qui sont, des fois, pas si partagés que ça.  

Réfléchir ensemble à la hiérarchie des valeurs par lesquelles nous nous conduisons. Par exemple, il y a un philosophe, Vladimir Jankélévitch qui disait, c’était un bon exemple : « mais moi, je sais bien que je ne dois pas mentir, je n’aime pas ça, d’ailleurs, j’ai été élevé comme ça, à ne pas mentir. Mais il y a bien des fois où il y a des valeurs supérieures au fait de mentir. Je cache quelqu’un dans mon coffre de voiture pour passer un barrage de la gestapo — c’est ça son exemple—, on me dit : « vous n’avez rien dans votre coffre ? » je dis « je n’ai rien dans mon coffre ! » Je n’ai aucun problème à mentir, parce qu’à ce moment-là, évidemment, la valeur de préserver la vie de celui que je cache dans mon coffre, vaut plus que la transgression morale, qu’est le mensonge. On s’en fout de mentir à ce moment-là. » 

Donc, l’éthique viendrait réévaluer, d’une certaine manière, la hiérarchie de nos valeurs, nous mettre en perspective. Des fois, on a des conflits de valeurs. On a des dilemmes. Je me rappelle d’un film où on voit le fils qui est flic, qui s’adresse à son père qui est un voyou de la Maffia. Et le fils dit à son père : « je vais faire mon devoir ». Et le père lui répond : « quel devoir ? Celui de fils ou celui de flic ? » Et il répond : « celui de flic ». Il avait fait sa hiérarchie. Ce n’est pas toujours si facile que ça de faire sa hiérarchie. Peut-être, des fois, sa hiérarchie, il y a des conflits de valeurs. 

Et l’éthique partagée, ou l’éthique négociée, ou l’éthique discutée, ce serait quand, ensemble, on peut penser : à quoi ça rime de privilégier telle valeur plutôt que telle autre ? Quel sens ça peut prendre dans cette situation ? Là, on parle d’éthique appliquée. Dans cette situation, quel sens ça peut prendre de privilégier plutôt cette valeur que celle-là. Ça, ce serait l’éthique appliquée, ou l’éthique négociée ou l’éthique partagée.  

L’éthique, non seulement, elle nous permet d’arbitrer entre nos valeurs, nos principes, nous permet de réévaluer nos principes, aussi, à l’aune de l’expérience… Peut-être, elle nous permet de sortir de nos indifférences, aussi. Il me semble que c’est une mission qu’on peut prêter à l’éthique : « viens qu’on en cause ! Viens qu’on y réfléchisse un peu » Comment on fait pour passer du réflexe moral à la réflexion… Vous voyez le jeu de mots : réflexe, réflexion. Et ce n’est pas qu’un jeu de mots. Evidemment, nous avons besoin de réflexes, ce n’est pas qu’un jeu de mots. Evidemment que des fois, nous avons des conduites immédiates. J’ai un réflexe dans ma voiture, d’appuyer sur la pédale de frein quand quelqu’un se présente devant mes roues, même si ce n’est pas un passage piéton, même si personne ne m’a intimé l’ordre de m’arrêter, j’ai un réflexe de m’arrêter pour ne pas écraser l’autre, évidemment ! Heureusement qu’on en a des tonnes de réflexes. Et aussi des réflexes moraux. 

Mais heureusement que des fois, on peut s’arrêter pour réenvisager ces réflexes. Et se dire : là, j’ai eu un réflexe. Par exemple, je me souviens d’un chef d’entreprise qui disait : on vient de me dire que dans la cour, il y a un jeune intérimaire qui est en train de fumer son joint et, en plus, on a dit au jeune que ce n’était pas le lieu pour fumer son joint et le jeune a répondu : « je n’ai pas eu le temps de le finir chez moi ». Donc, évidemment, tout le monde peut dire, dans un cas comme ça : « Oh ben, quand même, il exagère, ce n’est pas normal ! » Tout le monde est d’accord. Il y a une espèce d’univocité du jugement sur ce qui se passe. Il a transgressé un code implicite et explicite de l’entreprise. Le sang du chef d’entreprise ne fait qu’un tour et il convoque le jeune et le congédie. Donc, évidemment, il a le réflexe du chef d’entreprise, il a le réflexe du pouvoir, aussi, de celui qui a le pouvoir de trancher. Mais il n’a pas la réflexion. Pour moi, il n’a pas la réflexion. 

Qu’est-ce qui aurait pu se passer d’autre que ça ? Que de congédier celui qu’on a pris en faute ? Après, c’est toute une réflexion sur le rapport, justement, à la règle, à la loi, au principe dans l’entreprise, comment on se les approprie, quel degré d’indulgence on peut avoir pour ceux qui ne connaissent rien aux codes de l’entreprise. Qu’est-ce que ce serait qu’accompagner l’intégration des règles ? Vous imaginez bien que, finalement, si on n’était pas dans le réflexe, ça ouvre une discussion, une réflexion, pas inintéressante. Je ne sais pas, peut-être qu’il n’avait pas le temps, je ne juge pas, je ne dis pas qu’il a tort, mais… bref. Ça, c’est pour signifier la place de l’éthique.  

Si je la rapporte tout de suite à notre sujet, la question de l’éthique… Notre sujet, il y a d’autres gros mots, il y a : accompagnement des parents ou de la parentalité. Vous préférez… on n’a qu’à faire un vote à main levée : parents ou parentalité ? Qui dit parents ? Et parentalité, qui aime bien ce terme ?  Et troisième terme : des hommes et des femmes ? Apparemment, la salle est partagée, il n’y a pas d’unanimité. Nous ne sommes pas dans une éthique consensualiste.  

Des mères et des pères ?  

Et des papas, des mamans, des pères, des mères, des parents… Parce qu’évidemment, le terme parents… Alors, c’est peut-être celui-là, le gros mot qu’il faut explorer. Il y a peut-être une idée. Quand on dit parent, on ne désigne pas nécessairement père et mère. On désigne ceux qui ont à charge d’éducation ou qui ont influence sur l’éducation et le développement de l’enfant, peut-être. Du coup, on pourrait même appeler les professeurs, des parents. Et là, tous les professeurs du monde se lèvent et disent : « ça ne va pas la tête ! On n’est pas des parents et on ne veut pas se substituer aux parents ! » Ça, c’est une question éthique ? Non, c’est une réponse réflexe. 

Alors, parentalité est encore plus générique que parents. La parentalité : le voisin, le grand-oncle, les grands-parents, rentrent dans ce mot parentalité. Mais parentalité désigne un peu plus une fonction que des personnes. Donc, il y a un côté un peu déshumanisant du terme parentalité, parce qu’on ne sait pas qui est là-dedans. Ça, c’est une question éthique de dire avec quels mots on a envie de qualifier pour faire ressource vers ceux qu’on qualifie. Ça, pour moi, c’est une question éthique. Des fois, l’éthique se place dans des toutes petites choses, dans le détail… comment on disait ça pour Dieu… Non, c’est ça ? L’éthique, aussi, se place dans les détails. 

Quelqu’un a levé la main… 

(une voix féminine lointaine : inaudible puis avec le micro : …poche parentale … le responsable des sports, enfin toutes les personnes qui vivent autour de l’enfant dans les différentes sphères élargies, en plus des parents.) 

D’accord, mais c’est drôle comme terme : poche parentale.  

(Idem, voix féminine : c’est récent, c’est que ça inclut les enfants, aussi, la parentalité) 

Evidemment si le mot parentalité inclut les enfants eux-mêmes… Oui, on sait bien que le grand frère fait parent. Evidemment, la grande sœur fait parent. Evidemment, c’est vrai, moi, je trouve ça intéressant, cette extension. Du coup, il y a quelque chose d’intéressant à dire, mais, finalement… la question… vous savez, il y a un slogan à la mode qui dit : « il faut tout un village pour éduquer un enfant ». On a repris un dicton africain. C’était un peu à la mode il y a quelques années, je ne sais pas si c’est encore à la mode de dire ça. Mais quand même, ça a du sens de dire que… on ne sait pas comment vraiment l’appeler, on ne sait pas s’il faut le désigner par un nom de fonctionnalité. Moi, je crois que ça, c’est un peu le problème, parce que « parent », ce n’est pas seulement une fonction, c’est une présence, c’est de l’amour, c’est des tonnes de choses et que le mot fonctionnel, moi, me gêne un peu. Mais en tout cas, une chose est sûre, c’est qu’évoquer le fait que s’occuper des enfants, ce n’est pas l’affaire, seulement des parents, c’est l’affaire d’une époque, c’est l’affaire d’un contexte, c’est l’affaire d’un milieu, c’est l’affaire d’une société… 

Alors, bien sûr, depuis quelques années et là aussi, on va retourner à la question du « quoi je me mêle », depuis, quelques années, on a dit : « les parents sont les premiers éducateurs de leurs enfants ». On a porté ça. Qui est d’accord ? On fait un vote à main levée… Alors, là, c’est hyper consensuel (sûrement une majorité de mains levées ?). Ça s’oppose à quoi de dire ça ? 

Une voix dans la salle : à l’école… 

Oui, ça s’oppose à une époque où on disait l’inverse, où on disait : c’est à la société d’élever les enfants. Une époque où on disait : c’est la société qui a la responsabilité. On veut faire des soldats. Comme ça, on sépare, on va former beaucoup, beaucoup de petits soldats qui obéissent, qui rentrent, qui s’intègrent vraiment dans le moule sociétal et puis, on va former aussi quelques élites qui vont diriger la nation. Alors, c’est peut-être un peu caricatural de dire des choses comme ça, mais/ 

(une voix féminine dans la salle : c’est écrit comme ça dans les livres d’école, avant la guerre 14. C’est très clair ! )  

Avant la guerre 14 ! Et c’est pendant longtemps ! Donc, notre époque qui privilégie le parent, comme premier éducateur, est très courte. Tout à coup, on se dit : le parent…Wouah !!! Le parent a à s’occuper… Quand on s’occupe du parent qui s’occupe de l’enfant, c’est, avec un impératif catégorique qui dit : tu ne prends pas sa place. 

Voix féminine : moi, je suis enseignante, je suis à l’Education Nationale, et je sens bien qu’effectivement, je ne vais pas me substituer aux parents, mais dans mes missions, ma mission numéro un, c’est bien : d’éduquer des citoyens et pas des petits soldats. Je tiens quand même à le rappeler parce que là, on a une vision un petit peu erronée de ce que l’on fait à l’Education Nationale.  

Je n’ai pas parlé de ça ! 

Voix féminine idem : non, mais là, j’ai entendu… … avant 14 ! Ah oui, parce qu’aujourd’hui 

Je ne me serais pas permis, hein ! 

Voix féminine idem : parce qu’aujourd’hui, on est vraiment dans cet équilibre qui est très, très difficile, où, effectivement, sans vouloir prendre la place des parents et ce n’est pas du tout notre propos, on forme quand même des citoyens. Et on est bien à l’Education Nationale, avec cet enjeu de l’éducation et pas de l’enseignement. Et c’est vrai que c’est très, très difficile, pour nous, ce point d’équilibre. Et la parentalité, on considère, de plus en plus, qu’on y contribue, quand même. 

Ça, aussi, c’est vraiment, je trouve, une direction. C’est presque, aussi, un choix éthique. On dit : il y a beaucoup de profs qui ont souvent dit, qui se sont réclamés de l’instruction plutôt que de l’éducation, qui ont dit : non, nous, on est là pour transmettre du savoir, le mieux possible, mais on n’est pas là pour éduquer les enfants. Et puis, il y a eu des courants, aussi, contradictoires, qui disent : mais si, on accompagne le développement de l’enfant. On l’accompagne vers une citoyenneté, voire même… Victor Hugo disait : « si vous ouvrez une école, vous fermerez une prison ». C’était quand même une espèce d’ambition sociétale et politique, fondamentale qui était attribuée à l’école ! Donc, effectivement, on était certainement loin de la seule ambition de transmettre des connaissances ou d’instruire. On disait : l’école, on va lui donner cette mission, c’est vrai, aussi de contribuer à l’éducation ou au développement de l’enfant, ou, en tout cas, on va lui donner cette mission de former des citoyens. Ce que vous venez de dire, à l’instant. Ce n’est pas sûr que cette orientation soit univoque dans l’Education Nationale d’aujourd’hui.  

Et quand on accompagne les parents, effectivement, est-ce qu’on se sent chargé d’éduquer les parents, d’instruire les parents, de former les parents, de rééduquer les parents, à l’éducation ?  

Pour moi, il faut revenir, aussi, sur le mot accompagnement. J’ai envie de revenir sur ce mot-là qui est aussi un gros mot. Je dis que c’est un gros mot parce que c’est un mot très usité. Roland Barthes parle de mot « mana », quand il parle de ces mots qui disent toute la vérité à eux seuls sans que jamais, on ait besoin de la définir, cette vérité. Tu dis « accompagnement », tu as tout dit, parce que dans le management, aujourd’hui, on parle d’accompagnement, dans l’éducation, on parle d’accompagnement, en santé, on parle d’accompagnement, je me demande où on ne parle pas d’accompagnement. Dans plein de domaines professionnels — comme je vais dans beaucoup de domaines professionnels —, j’entends ce mot « accompagnement ». Que j’aime bien. Je trouve que c’est un beau mot, mais en même temps, pourquoi ce mot ? Quelle est la dimension éthique de ce mot, justement ? Ce mot est paradigmatique. Je dis un gros mot philosophique, et après tout, j’ai le droit, parce que je suis le philosophe de service, mais le paradigme, ça veut dire ce mot vient s’adosser à d’autres valeurs antérieures, qui guidaient, avant, l’action, en quelque sorte. Ça s’adosse à quoi, et pour orienter quoi ? Ça s’adosse au fait qu’avant, on disait « assistance », ou on disait « aide », ou on disait « suivi », ou on disait « contrôle », ou on disait « soutien ». Si je le mets dans l’ordre, qui peut m’aider à mettre dans l’ordre historique ? 

Une femme dans la salle : assistance en premier… 

Assistance, en premier, je crois, oui. Après, on a dit : « suivi », je pense. Et après, on a dit « contrôle ». Celui-là, on le faisait mais on ne l’a pas trop dit ; et après, on a dit « soutien ». Et puis, maintenant, aujourd’hui, on dit plutôt « accompagnement ». 

Que signifie cette histoire-là ?  

Une femme dans la salle : accompagnement veut dire : absence de hiérarchie entre celui qui accompagne et l’accompagné 

Oui, mais si vous dites tout ce que j’allais dire, c’est embêtant ! 

Donc, l’éthique de l’accompagnement, c’est ça qu’on va interroger. L’éthique de l’accompagnement, si on reprend le mot, si on prend le mot un peu à sa source, si on fait en sorte que ce mot ne soit pas juste une évidence mais un trésor de significations, si on peut dire… 

Accompagner, ça veut dire : cheminer avec. Effectivement, ça connote immédiatement une tentation ou une tentative d’égalité : « je suis à tes côtés ». Ça connote ça. Ça connote cette envie. Evidemment, peut-être que des fois, l’éthique nous montre le chemin et ça ne veut pas dire qu’on est arrivé. C’est-à-dire, oui, c’est par là que j’ai envie d’aller, ça ne veut pas dire que j’y suis. Parler d’égalité, c’est peut-être dans ce sens que j’ai envie d’aller, comme parler de fraternité… C’est dans ce sens-là que j’ai envie d’aller mais, forcément, je n’y suis pas forcément tout de suite. C’est aussi ça, l’éthique. C’est ces valeurs points de mire qui nous orientent sans pour autant qu’elles soient exclusivement normatives. Donc, il y a des valeurs, on n’y est jamais, mais on sait qu’on veut aller vers.  

Dans l’accompagnement, on sait qu’on veut aller vers de l’égalité avec celui qu’on accompagne. Quand j’accompagne mon enfant à l’école, je ne suis pas du tout en égalité. Parce que, d’une part, je lui impose le chemin, je lui dis : tu passes par là. D’autre part, je lui tiens la main pour qu’il ne s’échappe pas et, peut-être, que je m’assure, surtout, d’arriver au but. Ce qui est quand même pas toujours le cas des enfants laissés en liberté… ou qui s’inventent d’autres buts. 

Evidemment, dans l’accompagnement, il y a l’idée de : « je chemine avec toi », « je tente d’être en égalité » plutôt que d’être en suivi, mais, peut-être aussi, « c’est moi qui te montre le chemin, c’est moi qui t’amène jusqu’au but ». Il y aurait une autre éthique de l’accompagnement qui dit : « je ne sais pas où on va ». C’est une autre éthique de l’accompagnement : je ne sais pas où on va mais je sais que j’y vais avec toi. Le chemin se fait en cheminant. Ça, c’est une autre éthique. Je me souviens, mon fils qui me disait : « je veux que tu m’accompagnes qu’à la moitié ». Donc, ça veut dire que c’était lui qui m’indiquait comment il voulait que je l’accompagne. Comme si j’accompagne un non voyant et il me dit : « non, non, je ne veux pas que tu me tiennes. Je veux te tenir ». Ça aussi, c’est une réflexion sur l’accompagnement. C’est vachement intéressant ; je n’avais pas réalisé ça parce que, spontanément, moi, je le prends, celui qui ne sait pas traverser tout seul ! -« Non, non, non ! Comme ça, je te tiens et je te lâche quand j’en ai envie ». Ça serait aussi ça, une éthique de l’accompagnement : qui tient l’autre ?  

Il y a dans « accompagner », aussi, une histoire de compagnie. Moi, j’aime bien la notion de compagnie. Tenir compagnie… Est-ce qu’un éduquant, est-ce qu’un travailleur social, est-ce qu’un accompagnateur patenté, est-ce qu’il veut bien tenir compagnie à celui qui rencontre des difficultés ? Alors… non, non, non… Surtout pas ! Moi, j’aime bien cette idée qui est de tenir compagnie. Ça veut dire : oui, tu as des difficultés, je ne suis pas sûr de pouvoir les résoudre à ta place… ou je ne suis pas sûr, même, de te donner les clés pour les résoudre. Par contre, des fois, à deux, il y a de la ressource et il y a du courage, de l’encouragement qui naît de cela. Donc, c’est une autre éthique, encore, de l’accompagnement ; qui ne se mêle pas de conseiller ou qui ne se mêle pas de dire « voilà ce qu’il faut faire », ou de faire injonction, mais qui révèle l’autre à lui-même, d’une certaine manière, parce qu’il lui tient compagnie. Lévinas parle de l’éthique de la caresse. Si je dis ça aujourd’hui… l’éthique de la caresse, ce serait l’éthique qui me guide pour surtout pas me saisir de l’autre, surtout pas ! Et même pas savoir où je vais avec lui. Mais c’est quand même ne pas être indifférent, rester à ses côtés. Cheminer ensemble et c’est toi qui vas me dire où on va. Je ne sais pas si c’est possible pour les professionnels de penser dans cet axe-là. Je ne sais pas si c’est possible. 

Evidemment, il nous faut revenir à un autre terme, à un gros mot qui est de dire : ce qui nous préoccupe, c’est la santé ! J’avais dit ça à Anne et elle a dit : « n’oublie pas qu’on est dans un endroit où on s’occupe de la santé ! » 

Du coup, je me suis dit : « c’est quoi la santé ? » Alors, évidemment, là, j’ai honte parce qu’il y a des tas de gens beaucoup plus savants que moi pour parler de santé. En plus, il y a plein de médecins, ici… Et en plus, on est dans un Ministère… Solidarité et santé… Solidarité, moi, je m’y connais un peu, quand même… Santé, je ne sais pas. J’ai cherché un peu : c’est quoi la santé ? La définition de l’OMS de la santé… C’est quoi la définition de l’OMS de la santé ? 

Une femme de la salle : c’est le bien être physique, mental et social. 

Le bien-être physique, social et mental… 

Evidemment, je ne sais pas si ça nous éclaire beaucoup le bien-être mental, physique et social, tellement ça paraît vaste ! Et tellement ça paraît polysémique, c’est-à-dire qu’il y a plein de sens à la notion de bien-être. Quand est-ce que je me sens bien… ? 

Et si la santé, c’est-à-dire : avoir la santé, c’est avoir tout ça, évidemment, c’est possible que personne ne l’ait jamais. Parce qu’on n’a jamais tout ça en même temps. 

Donc, je me dis, c’est quoi la santé qu’on vise ? Finalement, à propos des enfants, on vise surtout des capitaux… un capital de bonne santé qui va lui servir toute sa vie ; parce que s’il a des dents complètement pourries à douze ans, il n’aura plus de dents du tout à cinquante. Ou parce que s’il a fumé à quatorze ans, ce n’est pas sûr qu’il atteigne sa taille. Ou parce que s’il n’a mangé que du sucre pendant toute son enfance, il sera peut-être encore bien vivant et il aura peut-être beaucoup de bien-être à ce moment-là mais, si ça se trouve, dix ou vingt ans plus tard, en ayant mangé beaucoup, beaucoup de sucre, peut-être qu’il ne se sentira pas très bien. 

Donc, évidemment, quand on pense santé pour les enfants, on pense développement et on pense avenir. On ne pense pas seulement santé de l’instant ou du moment. On pense : qu’est-ce qui est bon pour plus tard ? Et là, évidemment, « qu’est-ce qui est bon pour plus tard » : qui décide ? Qui décide, quels sont les critères ? Là aussi, ça appelle une discussion éthique. Evidemment que la science médicale est première pour décider « qu’est-ce qui est bon pour plus tard ». Mais même en son sein, la science médicale n’est pas toujours univoque. On n’est pas tous d’accord pour dire « qu’est-ce qui est bon pour plus tard ». C’est vrai ou ce n’est pas vrai ? 

Donc, se pose une question de dire : là, en matière de santé de l’enfant, si les termes de la question, c’est : « qu’est-ce qui est bon pour lui, pour plus tard ? ». Alors, j’imagine qu’il y a quand même plein d’évidences. Il y a plein d’évidences, plein de choses incontestables, plein de normes incontestables. C’est bon pour plus tard, c’est bon pour qu’il se développe, pour que sa santé morale… Alors, évidemment, si on parle de santé morale, c’est plus compliqué que de parler de santé physique, probablement. Et de santé mentale, ce n’est pas tout à fait pareil… Qu’est-ce qui est bon pour plus tard ?… Evidemment, si on lui donne des coups, par exemple, pendant cinq ans, on peut dire que ce n’est pas bon pour plus tard, dans sa santé, ni morale, ni physique. Donc, il y a presque des évidences. Mais, en même temps, on est souvent aveuglé par ces évidences, suffisamment aveuglé pour ne pas être capable de prendre en compte le référentiel de l’autre. En matière de santé, on a des critères objectifs… J’ai travaillé sur l’évaluation des crèches. On disait : on a plein de critères objectifs sur l’évaluation des crèches, mais quand même, ça n’enlève pas une grande part, peut-être plus importante, qui serait simplement d’observer. Est-ce qu’on fait appel, d’abord, à des références objectives de santé ou est-ce qu’on fait appel au discernement, au jugement, ou à l’intuition, même ? Je me souviens, j’ai animé un débat avec des personnes âgées dans un EHPAD qui portait sur l’éducation. Et je leur disais : « donnez un conseil à de jeunes parents ! Allez-y, osez donner un conseil à de jeunes parents ». Et je me rappelle d’une dame assez repliée sur elle-même, tout à coup, qui lève la tête, qui regarde les autres et qui dit simplement ce mot : « observez ».  

Là, on va en venir à quelque chose… Qu’est-ce que c’est qu’accompagner des parents dans l’éducation ou dans la préservation ou dans le développement de la santé de leurs enfants. C’est leur transmettre des références, objectives, scientifiques, peut-être même, des codes sociaux, aussi, peut-être. C’est leur transmettre… Ou bien et ça, ce serait une éthique de l’accompagnement — et là, je reviens à mon éthique de la caresse lévinassienne— ou bien, ce serait de les aider à être en contact avec leurs enfants. 

Là, je reviens à quelque chose, une éthique de la responsabilité ; là, aussi, je suis un peu lévinassien. Une éthique de la responsabilité, c’est quoi ? C’est l’autre que je rencontre et, finalement, qui crée ma responsabilité vis-à-vis de lui. Son visage… quand je vois un enfant, par exemple, un enfant auquel je ne comprends rien… un bébé, on ne comprend rien. Je me rappelle, le bébé qui arrive à la maison, on ne comprend rien. Enfin, moi… parce que je ne suis qu’un homme…Mais je ne comprends rien. Alors, je me précipite sur Laurence Pernoud, je tourne les pages… Parce qu’à cette époque, comme on voulait éduquer les enfants autrement que nos parents, on ne se précipitent pas vers nos parents… Enfin, je ne me précipite pas vers ma mère pour lui demander des conseils mais plutôt vers Laurence Pernoud. 

Et il y a un moment donné, tu lâches le bouquin et, juste, tu te dis : si j’observe, si je regarde, peut-être, je vais trouver la solution ; si je rentre en contact.  

Et après, l’ado, aussi, qui vient t’emmerder, contredire tout ce que tu voulais faire pour lui, qui est hyper plastique, parce qu’un jour il veut un truc avec ferveur, avec détermination et puis, le lendemain, il veut rigoureusement l’inverse ! Et un jour, tu sens qu’il est en train de prendre une pente complètement descendante et là, tu n’as envie que d’une chose, c’est de le retenir, de le retenir, de le retenir, parce que, là, les fréquentations qu’il a, parce que, là, les sales notes qu’il a, parce que, là, tous les gens avec qui il s’engueule… Tu te dis : « il faut que je le retienne ! Le pire est à venir ! » Et puis, le lendemain, il n’est plus le même. Tout à coup, il devient hyper gentil, attentionné, attentif… Il va demander quelque chose… peut-être ! Ou alors, il est porté par un projet qui l’enthousiasme, peut-être, à ce moment-là. Il y a quelque chose qui s’est passé dans sa tête qui fait que ce n’est plus le même. Et donc, tu cherchais à le retenir, tu cherchais à mettre des barrières, des garde fous, etc., et puis là, tu te dis : bon, ça y est ! Ça y est, je sens son autonomie, venir. Ou je sens quelque chose qui s’est passée et là, tu es content, tu te reposes… sur tes lauriers… Mais, en gros, est-ce que tu tiens tes enfants ? On tient nos enfants… nous tenons nos enfants… nous accompagnons nos enfants… nous préservons ou nous protégeons nos enfants. Avec quoi ?  

Une personne dans la salle : avec un élastique ! 

Moi, j’aime bien la métaphore de l’élastique. Oui, c’est possible que ce soit avec un élastique. On tient mais il y a de la souplesse. On tient avec des critères. Evidemment, on a des critères, nous-mêmes, des principes ; et on tient, peut-être, effectivement, parce qu’ils nous interpellent, parce qu’on entre en relation avec eux, parce qu’on entre en contact. On pourrait dire que ça aussi, c’est l’éthique, celle qui ne réfléchit pas sa conduite ou son orientation juste avec des principes, mais celle qui est capable de susciter, stimuler l’expérience de la rencontre avec l’autre. Je ne sais pas si l’accompagnement peut être vu de cette manière-là, s’il peut s’échapper des référentiels d’accompagnement pour aller vers, simplement, l’opportunité de la rencontre, la responsabilité qui découle de la rencontre. Il me semble que ça, c’est un vrai sujet de l’accompagnement. Parce que je sais bien qu’on est encombrés de plein de choses.  

Je me souviens, je travaillais avec des conseillers de Mission locale, ils disaient : « quand je vois un jeune arriver, je ne vois pas un jeune, je vois un projet potentiel ». Le mot « projet » est le paradigme, le générique. Le mot « projet », c’est qu’il faut qu’il sorte avec un projet. En général, le jeune arrive, il dit : « je ne sais pas quoi faire »… Tiens, tu vas lui trouver un projet ! Et puis surtout, tu vas lui trouver un dispositif. Et donc, tu cherches dans ton catalogue de dispositifs, quelque chose qui sera appliqué. Mais, finalement, ton intention est bien plus grande que ton attention. Vous voyez la nuance… 

Et les conseillers de Mission locale, d’ailleurs, me disaient : « à certaines périodes de l’année, on a moins de dispositifs que d’autres. Du coup, on écoute plus le jeune parce qu’on n’a rien à lui proposer ».  

La même femme : Non… Moi, je suis frappée de notre langage ; parce qu’il y a des mots qu’on n’a toujours pas dits. Observer… Un médecin observe parce qu’il est chargé de diagnostiquer ce qui ne va pas pour pouvoir le traiter, mais nous tous, ici, ce n’est pas observer qu’il faut ! C’est être proche et dans une certaine durée. Or, actuellement, nous tous, moi y compris quand j’étais en activité, nous sommes des étoiles filantes. C’est jamais le même qui va dans la famille untel. On est interchangeables. Si on s’assoit une seconde à leur place, ils nous diraient qu’ils connaissent 81 travailleurs sociaux. Il leur en faut un ou deux qui les connaissent ! Qui soient proches, dans la durée. Et je voudrais avoir votre avis là-dessus. 

Bernard Benattar : 

Mon avis… euh… de celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. J’ai un peu un avis parce que j’ai quand même beaucoup fréquenté les travailleurs sociaux. J’ai un petit peu un avis, effectivement, sur cette histoire de proximité. C’est-à-dire, qui dit proximité, dit une relation intersubjective de sujet à sujet, pas seulement de fonction à fonction. C’est ça que ça veut dire. Si on dit : ça compte que ce soit un seul travailleur social, ça veut dire qu’on lui permet un attachement, on lui permet une proximité, en tout cas, et qui n’est pas simplement de l’ordre de la fonction ; on est dépassés.  

Evidemment, moi, je pencherais… c’est aussi dire : mais, est-ce que l’autre auquel je m’adresse qui est un usager, qui est un habitant, qui est un citoyen. Enfin, on lui donne plein de casquettes, plein de noms, qui est un bénéficiaire… comment on dit encore… ? Enfin, bref, l’autre à qui je m’adresse, à quel moment, finalement, il devient aussi une personne, ou même digne d’être mon ami. Ça ne veut pas dire, forcément, qu’on sera des amis, mais est-ce qu’il est digne d’être mon ami ? Ça aussi, c’est toute une éthique. Dans les écoles de travailleurs sociaux ou comme d’infirmiers, comme d’éducateurs, comme toutes les écoles, on prône la bonne distance, tout le temps, tout le temps ; c’est le paradigme de la bonne distance. Maintenant, je crois que ça commence à prendre un peu de plomb dans l’aile, cette histoire-là parce que tellement ça met les professionnels, des fois, dans l’embarras. C’est quoi la bonne distance ? Tu as l’impression, toujours, que tu es trop près. Alors, on a fait l’inverse, on a dit : on va prôner la bonne proximité.  

Bref, il y aurait une sorte de norme du rapport à autrui quand on est dans une relation professionnelle, de responsabilité professionnelle. Il y aurait aussi une norme, des fois, du rapport à autrui et à son enfant quand on est aussi dans une relation parentale.  

Evidemment, moi, ça me choque, parce que je vous vous, les professionnels, se débattre avec la norme et être mis en tension d’une certaine manière par cette norme, parce que, des fois, évidemment, tu as envie de te rapprocher, des fois, tu as envie de t’éloigner. Des fois, comme dans la vraie vie, il y a du discernement là-dedans. Il y a du jugement, il y a de la compréhension de la relation et de ce qui est bon pour la relation. 

Dire aux professionnels qu’ils doivent maintenir une bonne distance, c’est peut-être important pour pas qu’ils se laissent bouffer, pour qu’ils puissent rentrer chez eux, sans avoir tous les malheurs du monde sur leurs épaules. Ou c’est peut-être important pour les gens qu’ils rencontrent dans le cadre de leur travail, pour qu’on ne leur mettre pas le grappin dessus. Donc, évidemment, on comprend la norme de la bonne distance, ou l’intérêt de faire attention à ne pas trop se rapprocher. Mais l’inverse est tellement vrai : l’intérêt d’être proche, l’intérêt de pouvoir, des fois, effectivement, manifester à quelqu’un, l’estime qu’on a pour lui, et pas seulement l’intérêt professionnel qu’on a pour lui. 

Je trouve que c’est vraiment au cœur de l’accompagnement que de repenser à nouveau, ou repenser sans cesse, peut-être, cette question de la proximité ou de la distance avec l’autre. En disant : si ta proximité est dans l’emprise, éloigne toi ! Si ta proximité est dans la caresse, tu peux rester, il n’y pas de problème. J’entends caresse au sens métaphorique du terme. Donc, c’est vrai que c’est une magnifique question, cette question-là. 

Un homme de la salle : qui renvoie à une notion… à la superficie cutanée, c’est plutôt l’empathie. 

Bernard Benattar : 

Oui… On n’évite pas grand-chose, hein, parce que le mot empathie… si on fait de l’empathie technique… Là aussi, c’est un grand sujet l’empathie. 

L’empathie, est-ce que c’est notre commune humanité ? C’est par l’empathie même que nous nous adressons à la vulnérabilité de l’autre, que nous ressentons la vulnérabilité de l’autre. Peut-être même que c’est ça le début de l’éthique : tu as de l’intérêt pour l’autre parce que, effectivement, tu as une commune humanité. Et cette commune humanité est perçue par ton empathie. Ce qui n’est pas du tout l’empathie des professionnels, justement, qui est plus technique, qui est, d’une certaine manière, normée. 

Peut-être que le mot empathie vaut mieux que le mot caresse, ça, c’est possible. En tout cas, il est moins ambigu. Bien que le mot caresse est magnifique, quand même, si on arrête de penser à mal, si on peut dire. Il est magnifique. Tu as une relation qui n’est pas seulement dans la surface mais qui est surtout pas dans l’emprise ou dans le projet. C’est ça l’idée de la caresse, en tout cas, chez Lévinas.  

L’empathie, évidemment… je crois qu’on naît avec de l’empathie, ou est-ce que ça se construit l’empathie ? Je ne sais pas, en tout cas, j’ai vu des films de bébés dans les crèches et on dit : ils ont quand même de l’empathie, c’est hallucinant comme ils se rapprochent des autres quand il pleure, quand il est en difficulté. Il y a quelque chose qui semble assez spontané, assez instinctif ; chez tout être humain, en fait, l’empathie. C’est-à-dire, ce n’est pas au nom du bien ou du mal que j’agis envers toi, c’est au nom de ce que je ressens pour toi et pour ta vulnérabilité. Ça, aussi, c’est la question de l’éthique.  

La morale nous dit, elle est souvent transcendantale : le bien est édifié même avant l’expérience. Je sais ce qui est bien avant même que j’en fasse l’expérience. Je sais ce qui est mal avant même que j’en fasse l’expérience. C’est érigé en ordre, d’une certaine manière, absolue. 

L’éthique nous dit : mais vas-y, vas faire un peu d’expérience ! Mais alors pas toutes, quand même ! Mais quand même, peut-être que l’empathie serait au cœur de cette expérience possible de la commune humanité, de ma responsabilité devant la vulnérabilité de l’autre. Donc, ce n’est pas au nom du bien que j’empêche le gamin de se faire écraser quand je le vois au bord de la route, ce n’est pas au nom du bien ou du mal, c’est juste parce que c’est insupportable pour moi de le voir se faire écraser. C’est insupportable, et mon expérience de la responsabilité est là.  

Dans l’accompagnement, on dit au professionnel : si tu n’agis que parce que c’est insupportable, c’est un problème. D’abord, tu ne vas pas pouvoir faire ça avec tous, donc, tu ne seras pas égal, en traitement. Je travaille beaucoup en EHPAD, on dit ça aux soignants. Si tu passes une heure sur un bord de lit avec une résidente parce qu’elle pleure, et que tu as envie de la consoler, comment tu vas faire pour les autres résidents ?  

Je voudrais finir sur ces distinctions entre différentes éthiques. On parle, notamment à propos des EHPAD, on parle de l’éthique, du « care », du prendre soin, de l’attention à l’autre, de cette approche singulière de l’autre, qui s’oppose à l’éthique de la justice, qui cherche à ce qu’on traite également chacun. Tout à l’heure, on parlait d’équité. L’équité, des fois, elle s’oppose à la justice ou même à l’égalité. C’est-à-dire, penser les besoins de chacun différemment, plutôt que de penser qu’on va s’adresser à tous également. L’institution vise l’égalité davantage ; le soignant, le professionnel, des fois, vise l’approche singulière. Donc, il y a, des fois, un conflit entre l’éthique du care ou l’éthique de la justice. 

On pourrait parler aussi de l’éthique minimaliste ou l’éthique maximaliste. L’éthique minimaliste, c’est celle qui dirait : mais au nom de quoi je vais me mêler de ce problème-là. L’éthique minimaliste dirait : du moment qu’on ne fait pas de mal à autrui, on est dans le cadre, ça va, du moment qu’on ne fait pas de mal. Donc, il y a tout un tas d’injonctions morales qui sautent. On s’en fout… du moment qu’on ne fait pas de mal !  

Je ne suis pas sûr que ça nous suffise, mais ça, ce serait l’éthique minimaliste, par rapport à une éthique maximaliste qui impose de la morale partout et qui dirige toutes nos actions, y compris chez nous, dans notre chambre à coucher. 

Encore d’autres éthiques, je vais terminer sur celle-là : on fait une distinction entre l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. Qu’est-ce que c’est que ça, l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité ? 

Par exemple, un Président de la République qui dit : « ma conviction à moi, c’est qu’il faut détecter dès trois ans, les possibles déviances… » Ma conviction à moi… Il a une éthique de conviction, il s’est recentré sur ses propres convictions. Ce n’est pas sûr qu’il ait une éthique de responsabilité à cet instant-là parce que ce n’est pas sûr qu’il envisage les conséquences ! Toutes les conséquences, à terme, à court terme, à moyen terme, à long terme, de ce qu’il vient de dire. 

Donc, l’éthique de responsabilité, évidemment, elle nous replace dans une place de responsabilité où on est, celle qu’on occupe, peut-être, celle qu’on doit assumer dans les fonctions qu’on exerce, où l’éthique de responsabilité nous rend conséquentialiste. C’est-à-dire que, évidemment, elle nous donne à penser les choix que nous faisons, mais pas seulement pour l’instant, pas seulement pour nous-mêmes, mais aussi dans un moment donné, pour plus tard et avec d’autres. Donc, l’éthique de responsabilité, des fois, elle rentre en conflit avec l’éthique de conviction. Je ne dis pas qu’il faut supprimer l’éthique de conviction parce que se recentrer sur ce à quoi on croit, sur ce dont on est convaincu, c’est important ; il faut l’examiner, il faut en être lucide. Ce n’est pas sûr que dans les fonctions qu’on exerce, ce soit uniquement cette éthique de conviction qui nous dirige. 

Je voudrais finir par une petite histoire qui, un peu, illustre ça. C’est une histoire juive : c’est un rabbin qui rencontre trois de ses disciples dans la rue et il dit : « puisque je vous rencontre, je vais voir où vous en êtes. Je vous pose une question. Vous êtes dans la rue et vous voyez un portefeuille dodu sur le trottoir, qu’est-ce que vous faites ? » Et c’est shabbat…C’est-à-dire vendredi soir. C’est-à-dire qu’on ne doit pas… Il dit : « vous vous rappelez que ce jour-là, on ne doit jamais toucher à l’argent ». Le premier disciple s’approche du rabbin et lui dit : « écoute, Rabbi, je sais que tu nous as tellement enseigné des bonnes règles qu’il faut que je suive absolument, que puisque c’est shabbat, je ne touche pas un portefeuille parce que c’est péché de toucher l’argent. Donc, je détourne mon regard, je détourne mes pas et je ne touche pas à ce portefeuille ». Et le rabbin lui répond : « imbécile ! » Le deuxième s’approche et lui dit : « je comprends nos règles, tout ça, je suis habituellement nos règles, mais quand même, là, j’en ai une supérieure. Parce que ce portefeuille appartient forcément à quelqu’un. Et si je cherche à qui il appartient pour le lui rendre, quand même, c’est très important. Et je serai heureux d’avoir sauvé l’autre ». Et le rabbin lui dit : « Imbécile ! » Là, le deuxième a quand même hiérarchisé les valeurs. La règle, d’accord, mais une autre règle plus importante. 

Le troisième s’approche et dit : « je connais nos règles, le shabbat, on ne touche pas l’argent, et puis une règle supérieure qui est de porter assistance à son prochain, quand même… donc, s’il a perdu son portefeuille… je connais nos règles ! Je les connais. J’attendrai d’être dans une situation comme celle-là pour décider. Je ne dis pas ça maintenant ». Le dernier dit : c’est facile de se déterminer comme ça, dans l’abstrait. Il vaut mieux avoir engrangé les règles, il vaut mieux avoir réfléchi à l’avance, mais après, c’est la situation qui va dicter ta conduite ; à condition, évidemment, d’avoir engrangé un certain nombre de provisions pour pouvoir juger. Mais le dernier a cette intelligence de dire…ou plutôt il a cette modestie de penser que c’est dans la situation qu’il aura suffisamment de jugement pour savoir quoi faire. Et peut-être que c’est ça aussi l’éthique appliquée. C’est dans la situation qu’on est capable d’estimer, mesurer, apprécier, mettre en balance nos valeurs et nos normes, pour savoir quoi faire.  

 

 

Séminaire SFSP 2018
Introduction à l'éthique

Introduction 

En 2018, la SFSP a organisé un séminaire autour de l’éthique de l’accompagnement à la parentalité, qui posait déjà cette question : « de quoi j’me mêle ? ». Pour lancer les réflexions et les échanges, la parole introductive a été donnée à Bernard Benattar, philosophe, qui a creusé avec le public la question « de quoi j’me mêle » quand on parle d’accompagnement à la parentalité. Bonne écoute  

Bernard Benattar 

Puisque je suis le philosophe de service, je me sens une responsabilité et je vais me mêler de sujets que je ne connais pas forcément. C’est quand même souvent mon métier de me mêler de sujets que je ne connais pas parce que, justement, peut-être que c’est la mission du philosophe de s’étonner, de questionner, de mettre en perspective des sujets. Et s’il en est un, évidemment, qu’on questionne souvent, je ne peux pas dire que je ne le connais pas le sujet de l’éthique, c’est un sujet générique et général, c’est un vrai sujet en soi, c’est un vrai sujet complexe. Je pense que j’aurais pu venir avec je ne sais pas combien de livres sur l’éthique, tellement ça a été débattu, tellement on a cherché sur l’éthique, tellement les philosophes s’en sont emparé au cours des siècles. Donc, c’est un vrai sujet complexe. 

Forcément, je vais faire une petite simplification, mais, évidemment, aujourd’hui, entre nous, il n’y a pas que le sujet de l’éthique : l’éthique de l’accompagnement des parents en matière de santé. Ça fait plein de sujets, en fait, ça fait plein de gros mots, si on peut dire. Les termes du débat éthique, ce sont ces gros mots qu’il s’agirait, peut-être, de déplier pour voir quelles significations multiples ils peuvent avoir. Ça va être un peu ça, notre affaire. 

Je voudrais faire un petit détour, d’abord sur le mot éthique. Quand on parle d’éthique, aujourd’hui, vous savez, le mot a la même origine que le mot morale. Finalement, ça concerne les conduites humaines, le comportement humain, l’ethos, le comportement, comment je me dirige et comment je me comporte vis-à-vis des autres ou vis-à-vis du monde. C’est ça la question de l’éthique. 

Aujourd’hui, on a distingué assez bien la morale et l’éthique, je crois assez bien. La morale commande, elle dit « tu dois », et l’éthique recommande, elle dit  « tu peux ». Je ne sais pas si ça marche comme formule, mais je pense qu’elle peut être éclairante, cette formule, pour distinguer. C’est vrai qu’on pourrait mettre les deux mots pour dire la même chose. Et aujourd’hui, d’ailleurs, des fois, on dit la même chose : « ce n’est pas très éthique, ce que tu fais ! » Là, du coup, ce n’est pas très moral, ça veut dire. Ça veut dire, en tout cas, que ça ne répond pas à une exigence, à une règle, à un « tu dois ». Peut-être qu’on pourrait élargir l’éthique. On va se saisir du mot éthique pour dire : mais quand est-ce qu’on réfléchit, justement, les principes moraux qui nous gouvernent ? Quand est-ce qu’on réfléchit ou qu’on met en commun les « tu dois » ? On pourrait donner ça comme mission à l’éthique : réfléchir ensemble à ces grands principes qui sont censés nous gouverner mais qui sont, des fois, pas si partagés que ça.  

Réfléchir ensemble à la hiérarchie des valeurs par lesquelles nous nous conduisons. Par exemple, il y a un philosophe, Vladimir Jankélévitch qui disait, c’était un bon exemple : « mais moi, je sais bien que je ne dois pas mentir, je n’aime pas ça, d’ailleurs, j’ai été élevé comme ça, à ne pas mentir. Mais il y a bien des fois où il y a des valeurs supérieures au fait de mentir. Je cache quelqu’un dans mon coffre de voiture pour passer un barrage de la gestapo — c’est ça son exemple—, on me dit : « vous n’avez rien dans votre coffre ? » je dis « je n’ai rien dans mon coffre ! » Je n’ai aucun problème à mentir, parce qu’à ce moment-là, évidemment, la valeur de préserver la vie de celui que je cache dans mon coffre, vaut plus que la transgression morale, qu’est le mensonge. On s’en fout de mentir à ce moment-là. » 

Donc, l’éthique viendrait réévaluer, d’une certaine manière, la hiérarchie de nos valeurs, nous mettre en perspective. Des fois, on a des conflits de valeurs. On a des dilemmes. Je me rappelle d’un film où on voit le fils qui est flic, qui s’adresse à son père qui est un voyou de la Maffia. Et le fils dit à son père : « je vais faire mon devoir ». Et le père lui répond : « quel devoir ? Celui de fils ou celui de flic ? » Et il répond : « celui de flic ». Il avait fait sa hiérarchie. Ce n’est pas toujours si facile que ça de faire sa hiérarchie. Peut-être, des fois, sa hiérarchie, il y a des conflits de valeurs. 

Et l’éthique partagée, ou l’éthique négociée, ou l’éthique discutée, ce serait quand, ensemble, on peut penser : à quoi ça rime de privilégier telle valeur plutôt que telle autre ? Quel sens ça peut prendre dans cette situation ? Là, on parle d’éthique appliquée. Dans cette situation, quel sens ça peut prendre de privilégier plutôt cette valeur que celle-là. Ça, ce serait l’éthique appliquée, ou l’éthique négociée ou l’éthique partagée.  

L’éthique, non seulement, elle nous permet d’arbitrer entre nos valeurs, nos principes, nous permet de réévaluer nos principes, aussi, à l’aune de l’expérience… Peut-être, elle nous permet de sortir de nos indifférences, aussi. Il me semble que c’est une mission qu’on peut prêter à l’éthique : « viens qu’on en cause ! Viens qu’on y réfléchisse un peu » Comment on fait pour passer du réflexe moral à la réflexion… Vous voyez le jeu de mots : réflexe, réflexion. Et ce n’est pas qu’un jeu de mots. Evidemment, nous avons besoin de réflexes, ce n’est pas qu’un jeu de mots. Evidemment que des fois, nous avons des conduites immédiates. J’ai un réflexe dans ma voiture, d’appuyer sur la pédale de frein quand quelqu’un se présente devant mes roues, même si ce n’est pas un passage piéton, même si personne ne m’a intimé l’ordre de m’arrêter, j’ai un réflexe de m’arrêter pour ne pas écraser l’autre, évidemment ! Heureusement qu’on en a des tonnes de réflexes. Et aussi des réflexes moraux. 

Mais heureusement que des fois, on peut s’arrêter pour réenvisager ces réflexes. Et se dire : là, j’ai eu un réflexe. Par exemple, je me souviens d’un chef d’entreprise qui disait : on vient de me dire que dans la cour, il y a un jeune intérimaire qui est en train de fumer son joint et, en plus, on a dit au jeune que ce n’était pas le lieu pour fumer son joint et le jeune a répondu : « je n’ai pas eu le temps de le finir chez moi ». Donc, évidemment, tout le monde peut dire, dans un cas comme ça : « Oh ben, quand même, il exagère, ce n’est pas normal ! » Tout le monde est d’accord. Il y a une espèce d’univocité du jugement sur ce qui se passe. Il a transgressé un code implicite et explicite de l’entreprise. Le sang du chef d’entreprise ne fait qu’un tour et il convoque le jeune et le congédie. Donc, évidemment, il a le réflexe du chef d’entreprise, il a le réflexe du pouvoir, aussi, de celui qui a le pouvoir de trancher. Mais il n’a pas la réflexion. Pour moi, il n’a pas la réflexion. 

Qu’est-ce qui aurait pu se passer d’autre que ça ? Que de congédier celui qu’on a pris en faute ? Après, c’est toute une réflexion sur le rapport, justement, à la règle, à la loi, au principe dans l’entreprise, comment on se les approprie, quel degré d’indulgence on peut avoir pour ceux qui ne connaissent rien aux codes de l’entreprise. Qu’est-ce que ce serait qu’accompagner l’intégration des règles ? Vous imaginez bien que, finalement, si on n’était pas dans le réflexe, ça ouvre une discussion, une réflexion, pas inintéressante. Je ne sais pas, peut-être qu’il n’avait pas le temps, je ne juge pas, je ne dis pas qu’il a tort, mais… bref. Ça, c’est pour signifier la place de l’éthique.  

Si je la rapporte tout de suite à notre sujet, la question de l’éthique… Notre sujet, il y a d’autres gros mots, il y a : accompagnement des parents ou de la parentalité. Vous préférez… on n’a qu’à faire un vote à main levée : parents ou parentalité ? Qui dit parents ? Et parentalité, qui aime bien ce terme ?  Et troisième terme : des hommes et des femmes ? Apparemment, la salle est partagée, il n’y a pas d’unanimité. Nous ne sommes pas dans une éthique consensualiste.  

Des mères et des pères ?  

Et des papas, des mamans, des pères, des mères, des parents… Parce qu’évidemment, le terme parents… Alors, c’est peut-être celui-là, le gros mot qu’il faut explorer. Il y a peut-être une idée. Quand on dit parent, on ne désigne pas nécessairement père et mère. On désigne ceux qui ont à charge d’éducation ou qui ont influence sur l’éducation et le développement de l’enfant, peut-être. Du coup, on pourrait même appeler les professeurs, des parents. Et là, tous les professeurs du monde se lèvent et disent : « ça ne va pas la tête ! On n’est pas des parents et on ne veut pas se substituer aux parents ! » Ça, c’est une question éthique ? Non, c’est une réponse réflexe. 

Alors, parentalité est encore plus générique que parents. La parentalité : le voisin, le grand-oncle, les grands-parents, rentrent dans ce mot parentalité. Mais parentalité désigne un peu plus une fonction que des personnes. Donc, il y a un côté un peu déshumanisant du terme parentalité, parce qu’on ne sait pas qui est là-dedans. Ça, c’est une question éthique de dire avec quels mots on a envie de qualifier pour faire ressource vers ceux qu’on qualifie. Ça, pour moi, c’est une question éthique. Des fois, l’éthique se place dans des toutes petites choses, dans le détail… comment on disait ça pour Dieu… Non, c’est ça ? L’éthique, aussi, se place dans les détails. 

Quelqu’un a levé la main… 

(une voix féminine lointaine : inaudible puis avec le micro : …poche parentale … le responsable des sports, enfin toutes les personnes qui vivent autour de l’enfant dans les différentes sphères élargies, en plus des parents.) 

D’accord, mais c’est drôle comme terme : poche parentale.  

(Idem, voix féminine : c’est récent, c’est que ça inclut les enfants, aussi, la parentalité) 

Evidemment si le mot parentalité inclut les enfants eux-mêmes… Oui, on sait bien que le grand frère fait parent. Evidemment, la grande sœur fait parent. Evidemment, c’est vrai, moi, je trouve ça intéressant, cette extension. Du coup, il y a quelque chose d’intéressant à dire, mais, finalement… la question… vous savez, il y a un slogan à la mode qui dit : « il faut tout un village pour éduquer un enfant ». On a repris un dicton africain. C’était un peu à la mode il y a quelques années, je ne sais pas si c’est encore à la mode de dire ça. Mais quand même, ça a du sens de dire que… on ne sait pas comment vraiment l’appeler, on ne sait pas s’il faut le désigner par un nom de fonctionnalité. Moi, je crois que ça, c’est un peu le problème, parce que « parent », ce n’est pas seulement une fonction, c’est une présence, c’est de l’amour, c’est des tonnes de choses et que le mot fonctionnel, moi, me gêne un peu. Mais en tout cas, une chose est sûre, c’est qu’évoquer le fait que s’occuper des enfants, ce n’est pas l’affaire, seulement des parents, c’est l’affaire d’une époque, c’est l’affaire d’un contexte, c’est l’affaire d’un milieu, c’est l’affaire d’une société… 

Alors, bien sûr, depuis quelques années et là aussi, on va retourner à la question du « quoi je me mêle », depuis, quelques années, on a dit : « les parents sont les premiers éducateurs de leurs enfants ». On a porté ça. Qui est d’accord ? On fait un vote à main levée… Alors, là, c’est hyper consensuel (sûrement une majorité de mains levées ?). Ça s’oppose à quoi de dire ça ? 

Une voix dans la salle : à l’école… 

Oui, ça s’oppose à une époque où on disait l’inverse, où on disait : c’est à la société d’élever les enfants. Une époque où on disait : c’est la société qui a la responsabilité. On veut faire des soldats. Comme ça, on sépare, on va former beaucoup, beaucoup de petits soldats qui obéissent, qui rentrent, qui s’intègrent vraiment dans le moule sociétal et puis, on va former aussi quelques élites qui vont diriger la nation. Alors, c’est peut-être un peu caricatural de dire des choses comme ça, mais/ 

(une voix féminine dans la salle : c’est écrit comme ça dans les livres d’école, avant la guerre 14. C’est très clair ! )  

Avant la guerre 14 ! Et c’est pendant longtemps ! Donc, notre époque qui privilégie le parent, comme premier éducateur, est très courte. Tout à coup, on se dit : le parent…Wouah !!! Le parent a à s’occuper… Quand on s’occupe du parent qui s’occupe de l’enfant, c’est, avec un impératif catégorique qui dit : tu ne prends pas sa place. 

Voix féminine : moi, je suis enseignante, je suis à l’Education Nationale, et je sens bien qu’effectivement, je ne vais pas me substituer aux parents, mais dans mes missions, ma mission numéro un, c’est bien : d’éduquer des citoyens et pas des petits soldats. Je tiens quand même à le rappeler parce que là, on a une vision un petit peu erronée de ce que l’on fait à l’Education Nationale.  

Je n’ai pas parlé de ça ! 

Voix féminine idem : non, mais là, j’ai entendu… … avant 14 ! Ah oui, parce qu’aujourd’hui 

Je ne me serais pas permis, hein ! 

Voix féminine idem : parce qu’aujourd’hui, on est vraiment dans cet équilibre qui est très, très difficile, où, effectivement, sans vouloir prendre la place des parents et ce n’est pas du tout notre propos, on forme quand même des citoyens. Et on est bien à l’Education Nationale, avec cet enjeu de l’éducation et pas de l’enseignement. Et c’est vrai que c’est très, très difficile, pour nous, ce point d’équilibre. Et la parentalité, on considère, de plus en plus, qu’on y contribue, quand même. 

Ça, aussi, c’est vraiment, je trouve, une direction. C’est presque, aussi, un choix éthique. On dit : il y a beaucoup de profs qui ont souvent dit, qui se sont réclamés de l’instruction plutôt que de l’éducation, qui ont dit : non, nous, on est là pour transmettre du savoir, le mieux possible, mais on n’est pas là pour éduquer les enfants. Et puis, il y a eu des courants, aussi, contradictoires, qui disent : mais si, on accompagne le développement de l’enfant. On l’accompagne vers une citoyenneté, voire même… Victor Hugo disait : « si vous ouvrez une école, vous fermerez une prison ». C’était quand même une espèce d’ambition sociétale et politique, fondamentale qui était attribuée à l’école ! Donc, effectivement, on était certainement loin de la seule ambition de transmettre des connaissances ou d’instruire. On disait : l’école, on va lui donner cette mission, c’est vrai, aussi de contribuer à l’éducation ou au développement de l’enfant, ou, en tout cas, on va lui donner cette mission de former des citoyens. Ce que vous venez de dire, à l’instant. Ce n’est pas sûr que cette orientation soit univoque dans l’Education Nationale d’aujourd’hui.  

Et quand on accompagne les parents, effectivement, est-ce qu’on se sent chargé d’éduquer les parents, d’instruire les parents, de former les parents, de rééduquer les parents, à l’éducation ?  

Pour moi, il faut revenir, aussi, sur le mot accompagnement. J’ai envie de revenir sur ce mot-là qui est aussi un gros mot. Je dis que c’est un gros mot parce que c’est un mot très usité. Roland Barthes parle de mot « mana », quand il parle de ces mots qui disent toute la vérité à eux seuls sans que jamais, on ait besoin de la définir, cette vérité. Tu dis « accompagnement », tu as tout dit, parce que dans le management, aujourd’hui, on parle d’accompagnement, dans l’éducation, on parle d’accompagnement, en santé, on parle d’accompagnement, je me demande où on ne parle pas d’accompagnement. Dans plein de domaines professionnels — comme je vais dans beaucoup de domaines professionnels —, j’entends ce mot « accompagnement ». Que j’aime bien. Je trouve que c’est un beau mot, mais en même temps, pourquoi ce mot ? Quelle est la dimension éthique de ce mot, justement ? Ce mot est paradigmatique. Je dis un gros mot philosophique, et après tout, j’ai le droit, parce que je suis le philosophe de service, mais le paradigme, ça veut dire ce mot vient s’adosser à d’autres valeurs antérieures, qui guidaient, avant, l’action, en quelque sorte. Ça s’adosse à quoi, et pour orienter quoi ? Ça s’adosse au fait qu’avant, on disait « assistance », ou on disait « aide », ou on disait « suivi », ou on disait « contrôle », ou on disait « soutien ». Si je le mets dans l’ordre, qui peut m’aider à mettre dans l’ordre historique ? 

Une femme dans la salle : assistance en premier… 

Assistance, en premier, je crois, oui. Après, on a dit : « suivi », je pense. Et après, on a dit « contrôle ». Celui-là, on le faisait mais on ne l’a pas trop dit ; et après, on a dit « soutien ». Et puis, maintenant, aujourd’hui, on dit plutôt « accompagnement ». 

Que signifie cette histoire-là ?  

Une femme dans la salle : accompagnement veut dire : absence de hiérarchie entre celui qui accompagne et l’accompagné 

Oui, mais si vous dites tout ce que j’allais dire, c’est embêtant ! 

Donc, l’éthique de l’accompagnement, c’est ça qu’on va interroger. L’éthique de l’accompagnement, si on reprend le mot, si on prend le mot un peu à sa source, si on fait en sorte que ce mot ne soit pas juste une évidence mais un trésor de significations, si on peut dire… 

Accompagner, ça veut dire : cheminer avec. Effectivement, ça connote immédiatement une tentation ou une tentative d’égalité : « je suis à tes côtés ». Ça connote ça. Ça connote cette envie. Evidemment, peut-être que des fois, l’éthique nous montre le chemin et ça ne veut pas dire qu’on est arrivé. C’est-à-dire, oui, c’est par là que j’ai envie d’aller, ça ne veut pas dire que j’y suis. Parler d’égalité, c’est peut-être dans ce sens que j’ai envie d’aller, comme parler de fraternité… C’est dans ce sens-là que j’ai envie d’aller mais, forcément, je n’y suis pas forcément tout de suite. C’est aussi ça, l’éthique. C’est ces valeurs points de mire qui nous orientent sans pour autant qu’elles soient exclusivement normatives. Donc, il y a des valeurs, on n’y est jamais, mais on sait qu’on veut aller vers.  

Dans l’accompagnement, on sait qu’on veut aller vers de l’égalité avec celui qu’on accompagne. Quand j’accompagne mon enfant à l’école, je ne suis pas du tout en égalité. Parce que, d’une part, je lui impose le chemin, je lui dis : tu passes par là. D’autre part, je lui tiens la main pour qu’il ne s’échappe pas et, peut-être, que je m’assure, surtout, d’arriver au but. Ce qui est quand même pas toujours le cas des enfants laissés en liberté… ou qui s’inventent d’autres buts. 

Evidemment, dans l’accompagnement, il y a l’idée de : « je chemine avec toi », « je tente d’être en égalité » plutôt que d’être en suivi, mais, peut-être aussi, « c’est moi qui te montre le chemin, c’est moi qui t’amène jusqu’au but ». Il y aurait une autre éthique de l’accompagnement qui dit : « je ne sais pas où on va ». C’est une autre éthique de l’accompagnement : je ne sais pas où on va mais je sais que j’y vais avec toi. Le chemin se fait en cheminant. Ça, c’est une autre éthique. Je me souviens, mon fils qui me disait : « je veux que tu m’accompagnes qu’à la moitié ». Donc, ça veut dire que c’était lui qui m’indiquait comment il voulait que je l’accompagne. Comme si j’accompagne un non voyant et il me dit : « non, non, je ne veux pas que tu me tiennes. Je veux te tenir ». Ça aussi, c’est une réflexion sur l’accompagnement. C’est vachement intéressant ; je n’avais pas réalisé ça parce que, spontanément, moi, je le prends, celui qui ne sait pas traverser tout seul ! -« Non, non, non ! Comme ça, je te tiens et je te lâche quand j’en ai envie ». Ça serait aussi ça, une éthique de l’accompagnement : qui tient l’autre ?  

Il y a dans « accompagner », aussi, une histoire de compagnie. Moi, j’aime bien la notion de compagnie. Tenir compagnie… Est-ce qu’un éduquant, est-ce qu’un travailleur social, est-ce qu’un accompagnateur patenté, est-ce qu’il veut bien tenir compagnie à celui qui rencontre des difficultés ? Alors… non, non, non… Surtout pas ! Moi, j’aime bien cette idée qui est de tenir compagnie. Ça veut dire : oui, tu as des difficultés, je ne suis pas sûr de pouvoir les résoudre à ta place… ou je ne suis pas sûr, même, de te donner les clés pour les résoudre. Par contre, des fois, à deux, il y a de la ressource et il y a du courage, de l’encouragement qui naît de cela. Donc, c’est une autre éthique, encore, de l’accompagnement ; qui ne se mêle pas de conseiller ou qui ne se mêle pas de dire « voilà ce qu’il faut faire », ou de faire injonction, mais qui révèle l’autre à lui-même, d’une certaine manière, parce qu’il lui tient compagnie. Lévinas parle de l’éthique de la caresse. Si je dis ça aujourd’hui… l’éthique de la caresse, ce serait l’éthique qui me guide pour surtout pas me saisir de l’autre, surtout pas ! Et même pas savoir où je vais avec lui. Mais c’est quand même ne pas être indifférent, rester à ses côtés. Cheminer ensemble et c’est toi qui vas me dire où on va. Je ne sais pas si c’est possible pour les professionnels de penser dans cet axe-là. Je ne sais pas si c’est possible. 

Evidemment, il nous faut revenir à un autre terme, à un gros mot qui est de dire : ce qui nous préoccupe, c’est la santé ! J’avais dit ça à Anne et elle a dit : « n’oublie pas qu’on est dans un endroit où on s’occupe de la santé ! » 

Du coup, je me suis dit : « c’est quoi la santé ? » Alors, évidemment, là, j’ai honte parce qu’il y a des tas de gens beaucoup plus savants que moi pour parler de santé. En plus, il y a plein de médecins, ici… Et en plus, on est dans un Ministère… Solidarité et santé… Solidarité, moi, je m’y connais un peu, quand même… Santé, je ne sais pas. J’ai cherché un peu : c’est quoi la santé ? La définition de l’OMS de la santé… C’est quoi la définition de l’OMS de la santé ? 

Une femme de la salle : c’est le bien être physique, mental et social. 

Le bien-être physique, social et mental… 

Evidemment, je ne sais pas si ça nous éclaire beaucoup le bien-être mental, physique et social, tellement ça paraît vaste ! Et tellement ça paraît polysémique, c’est-à-dire qu’il y a plein de sens à la notion de bien-être. Quand est-ce que je me sens bien… ? 

Et si la santé, c’est-à-dire : avoir la santé, c’est avoir tout ça, évidemment, c’est possible que personne ne l’ait jamais. Parce qu’on n’a jamais tout ça en même temps. 

Donc, je me dis, c’est quoi la santé qu’on vise ? Finalement, à propos des enfants, on vise surtout des capitaux… un capital de bonne santé qui va lui servir toute sa vie ; parce que s’il a des dents complètement pourries à douze ans, il n’aura plus de dents du tout à cinquante. Ou parce que s’il a fumé à quatorze ans, ce n’est pas sûr qu’il atteigne sa taille. Ou parce que s’il n’a mangé que du sucre pendant toute son enfance, il sera peut-être encore bien vivant et il aura peut-être beaucoup de bien-être à ce moment-là mais, si ça se trouve, dix ou vingt ans plus tard, en ayant mangé beaucoup, beaucoup de sucre, peut-être qu’il ne se sentira pas très bien. 

Donc, évidemment, quand on pense santé pour les enfants, on pense développement et on pense avenir. On ne pense pas seulement santé de l’instant ou du moment. On pense : qu’est-ce qui est bon pour plus tard ? Et là, évidemment, « qu’est-ce qui est bon pour plus tard » : qui décide ? Qui décide, quels sont les critères ? Là aussi, ça appelle une discussion éthique. Evidemment que la science médicale est première pour décider « qu’est-ce qui est bon pour plus tard ». Mais même en son sein, la science médicale n’est pas toujours univoque. On n’est pas tous d’accord pour dire « qu’est-ce qui est bon pour plus tard ». C’est vrai ou ce n’est pas vrai ? 

Donc, se pose une question de dire : là, en matière de santé de l’enfant, si les termes de la question, c’est : « qu’est-ce qui est bon pour lui, pour plus tard ? ». Alors, j’imagine qu’il y a quand même plein d’évidences. Il y a plein d’évidences, plein de choses incontestables, plein de normes incontestables. C’est bon pour plus tard, c’est bon pour qu’il se développe, pour que sa santé morale… Alors, évidemment, si on parle de santé morale, c’est plus compliqué que de parler de santé physique, probablement. Et de santé mentale, ce n’est pas tout à fait pareil… Qu’est-ce qui est bon pour plus tard ?… Evidemment, si on lui donne des coups, par exemple, pendant cinq ans, on peut dire que ce n’est pas bon pour plus tard, dans sa santé, ni morale, ni physique. Donc, il y a presque des évidences. Mais, en même temps, on est souvent aveuglé par ces évidences, suffisamment aveuglé pour ne pas être capable de prendre en compte le référentiel de l’autre. En matière de santé, on a des critères objectifs… J’ai travaillé sur l’évaluation des crèches. On disait : on a plein de critères objectifs sur l’évaluation des crèches, mais quand même, ça n’enlève pas une grande part, peut-être plus importante, qui serait simplement d’observer. Est-ce qu’on fait appel, d’abord, à des références objectives de santé ou est-ce qu’on fait appel au discernement, au jugement, ou à l’intuition, même ? Je me souviens, j’ai animé un débat avec des personnes âgées dans un EHPAD qui portait sur l’éducation. Et je leur disais : « donnez un conseil à de jeunes parents ! Allez-y, osez donner un conseil à de jeunes parents ». Et je me rappelle d’une dame assez repliée sur elle-même, tout à coup, qui lève la tête, qui regarde les autres et qui dit simplement ce mot : « observez ».  

Là, on va en venir à quelque chose… Qu’est-ce que c’est qu’accompagner des parents dans l’éducation ou dans la préservation ou dans le développement de la santé de leurs enfants. C’est leur transmettre des références, objectives, scientifiques, peut-être même, des codes sociaux, aussi, peut-être. C’est leur transmettre… Ou bien et ça, ce serait une éthique de l’accompagnement — et là, je reviens à mon éthique de la caresse lévinassienne— ou bien, ce serait de les aider à être en contact avec leurs enfants. 

Là, je reviens à quelque chose, une éthique de la responsabilité ; là, aussi, je suis un peu lévinassien. Une éthique de la responsabilité, c’est quoi ? C’est l’autre que je rencontre et, finalement, qui crée ma responsabilité vis-à-vis de lui. Son visage… quand je vois un enfant, par exemple, un enfant auquel je ne comprends rien… un bébé, on ne comprend rien. Je me rappelle, le bébé qui arrive à la maison, on ne comprend rien. Enfin, moi… parce que je ne suis qu’un homme…Mais je ne comprends rien. Alors, je me précipite sur Laurence Pernoud, je tourne les pages… Parce qu’à cette époque, comme on voulait éduquer les enfants autrement que nos parents, on ne se précipitent pas vers nos parents… Enfin, je ne me précipite pas vers ma mère pour lui demander des conseils mais plutôt vers Laurence Pernoud. 

Et il y a un moment donné, tu lâches le bouquin et, juste, tu te dis : si j’observe, si je regarde, peut-être, je vais trouver la solution ; si je rentre en contact.  

Et après, l’ado, aussi, qui vient t’emmerder, contredire tout ce que tu voulais faire pour lui, qui est hyper plastique, parce qu’un jour il veut un truc avec ferveur, avec détermination et puis, le lendemain, il veut rigoureusement l’inverse ! Et un jour, tu sens qu’il est en train de prendre une pente complètement descendante et là, tu n’as envie que d’une chose, c’est de le retenir, de le retenir, de le retenir, parce que, là, les fréquentations qu’il a, parce que, là, les sales notes qu’il a, parce que, là, tous les gens avec qui il s’engueule… Tu te dis : « il faut que je le retienne ! Le pire est à venir ! » Et puis, le lendemain, il n’est plus le même. Tout à coup, il devient hyper gentil, attentionné, attentif… Il va demander quelque chose… peut-être ! Ou alors, il est porté par un projet qui l’enthousiasme, peut-être, à ce moment-là. Il y a quelque chose qui s’est passé dans sa tête qui fait que ce n’est plus le même. Et donc, tu cherchais à le retenir, tu cherchais à mettre des barrières, des garde fous, etc., et puis là, tu te dis : bon, ça y est ! Ça y est, je sens son autonomie, venir. Ou je sens quelque chose qui s’est passée et là, tu es content, tu te reposes… sur tes lauriers… Mais, en gros, est-ce que tu tiens tes enfants ? On tient nos enfants… nous tenons nos enfants… nous accompagnons nos enfants… nous préservons ou nous protégeons nos enfants. Avec quoi ?  

Une personne dans la salle : avec un élastique ! 

Moi, j’aime bien la métaphore de l’élastique. Oui, c’est possible que ce soit avec un élastique. On tient mais il y a de la souplesse. On tient avec des critères. Evidemment, on a des critères, nous-mêmes, des principes ; et on tient, peut-être, effectivement, parce qu’ils nous interpellent, parce qu’on entre en relation avec eux, parce qu’on entre en contact. On pourrait dire que ça aussi, c’est l’éthique, celle qui ne réfléchit pas sa conduite ou son orientation juste avec des principes, mais celle qui est capable de susciter, stimuler l’expérience de la rencontre avec l’autre. Je ne sais pas si l’accompagnement peut être vu de cette manière-là, s’il peut s’échapper des référentiels d’accompagnement pour aller vers, simplement, l’opportunité de la rencontre, la responsabilité qui découle de la rencontre. Il me semble que ça, c’est un vrai sujet de l’accompagnement. Parce que je sais bien qu’on est encombrés de plein de choses.  

Je me souviens, je travaillais avec des conseillers de Mission locale, ils disaient : « quand je vois un jeune arriver, je ne vois pas un jeune, je vois un projet potentiel ». Le mot « projet » est le paradigme, le générique. Le mot « projet », c’est qu’il faut qu’il sorte avec un projet. En général, le jeune arrive, il dit : « je ne sais pas quoi faire »… Tiens, tu vas lui trouver un projet ! Et puis surtout, tu vas lui trouver un dispositif. Et donc, tu cherches dans ton catalogue de dispositifs, quelque chose qui sera appliqué. Mais, finalement, ton intention est bien plus grande que ton attention. Vous voyez la nuance… 

Et les conseillers de Mission locale, d’ailleurs, me disaient : « à certaines périodes de l’année, on a moins de dispositifs que d’autres. Du coup, on écoute plus le jeune parce qu’on n’a rien à lui proposer ».  

La même femme : Non… Moi, je suis frappée de notre langage ; parce qu’il y a des mots qu’on n’a toujours pas dits. Observer… Un médecin observe parce qu’il est chargé de diagnostiquer ce qui ne va pas pour pouvoir le traiter, mais nous tous, ici, ce n’est pas observer qu’il faut ! C’est être proche et dans une certaine durée. Or, actuellement, nous tous, moi y compris quand j’étais en activité, nous sommes des étoiles filantes. C’est jamais le même qui va dans la famille untel. On est interchangeables. Si on s’assoit une seconde à leur place, ils nous diraient qu’ils connaissent 81 travailleurs sociaux. Il leur en faut un ou deux qui les connaissent ! Qui soient proches, dans la durée. Et je voudrais avoir votre avis là-dessus. 

Bernard Benattar : 

Mon avis… euh… de celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. J’ai un peu un avis parce que j’ai quand même beaucoup fréquenté les travailleurs sociaux. J’ai un petit peu un avis, effectivement, sur cette histoire de proximité. C’est-à-dire, qui dit proximité, dit une relation intersubjective de sujet à sujet, pas seulement de fonction à fonction. C’est ça que ça veut dire. Si on dit : ça compte que ce soit un seul travailleur social, ça veut dire qu’on lui permet un attachement, on lui permet une proximité, en tout cas, et qui n’est pas simplement de l’ordre de la fonction ; on est dépassés.  

Evidemment, moi, je pencherais… c’est aussi dire : mais, est-ce que l’autre auquel je m’adresse qui est un usager, qui est un habitant, qui est un citoyen. Enfin, on lui donne plein de casquettes, plein de noms, qui est un bénéficiaire… comment on dit encore… ? Enfin, bref, l’autre à qui je m’adresse, à quel moment, finalement, il devient aussi une personne, ou même digne d’être mon ami. Ça ne veut pas dire, forcément, qu’on sera des amis, mais est-ce qu’il est digne d’être mon ami ? Ça aussi, c’est toute une éthique. Dans les écoles de travailleurs sociaux ou comme d’infirmiers, comme d’éducateurs, comme toutes les écoles, on prône la bonne distance, tout le temps, tout le temps ; c’est le paradigme de la bonne distance. Maintenant, je crois que ça commence à prendre un peu de plomb dans l’aile, cette histoire-là parce que tellement ça met les professionnels, des fois, dans l’embarras. C’est quoi la bonne distance ? Tu as l’impression, toujours, que tu es trop près. Alors, on a fait l’inverse, on a dit : on va prôner la bonne proximité.  

Bref, il y aurait une sorte de norme du rapport à autrui quand on est dans une relation professionnelle, de responsabilité professionnelle. Il y aurait aussi une norme, des fois, du rapport à autrui et à son enfant quand on est aussi dans une relation parentale.  

Evidemment, moi, ça me choque, parce que je vous vous, les professionnels, se débattre avec la norme et être mis en tension d’une certaine manière par cette norme, parce que, des fois, évidemment, tu as envie de te rapprocher, des fois, tu as envie de t’éloigner. Des fois, comme dans la vraie vie, il y a du discernement là-dedans. Il y a du jugement, il y a de la compréhension de la relation et de ce qui est bon pour la relation. 

Dire aux professionnels qu’ils doivent maintenir une bonne distance, c’est peut-être important pour pas qu’ils se laissent bouffer, pour qu’ils puissent rentrer chez eux, sans avoir tous les malheurs du monde sur leurs épaules. Ou c’est peut-être important pour les gens qu’ils rencontrent dans le cadre de leur travail, pour qu’on ne leur mettre pas le grappin dessus. Donc, évidemment, on comprend la norme de la bonne distance, ou l’intérêt de faire attention à ne pas trop se rapprocher. Mais l’inverse est tellement vrai : l’intérêt d’être proche, l’intérêt de pouvoir, des fois, effectivement, manifester à quelqu’un, l’estime qu’on a pour lui, et pas seulement l’intérêt professionnel qu’on a pour lui. 

Je trouve que c’est vraiment au cœur de l’accompagnement que de repenser à nouveau, ou repenser sans cesse, peut-être, cette question de la proximité ou de la distance avec l’autre. En disant : si ta proximité est dans l’emprise, éloigne toi ! Si ta proximité est dans la caresse, tu peux rester, il n’y pas de problème. J’entends caresse au sens métaphorique du terme. Donc, c’est vrai que c’est une magnifique question, cette question-là. 

Un homme de la salle : qui renvoie à une notion… à la superficie cutanée, c’est plutôt l’empathie. 

Bernard Benattar : 

Oui… On n’évite pas grand-chose, hein, parce que le mot empathie… si on fait de l’empathie technique… Là aussi, c’est un grand sujet l’empathie. 

L’empathie, est-ce que c’est notre commune humanité ? C’est par l’empathie même que nous nous adressons à la vulnérabilité de l’autre, que nous ressentons la vulnérabilité de l’autre. Peut-être même que c’est ça le début de l’éthique : tu as de l’intérêt pour l’autre parce que, effectivement, tu as une commune humanité. Et cette commune humanité est perçue par ton empathie. Ce qui n’est pas du tout l’empathie des professionnels, justement, qui est plus technique, qui est, d’une certaine manière, normée. 

Peut-être que le mot empathie vaut mieux que le mot caresse, ça, c’est possible. En tout cas, il est moins ambigu. Bien que le mot caresse est magnifique, quand même, si on arrête de penser à mal, si on peut dire. Il est magnifique. Tu as une relation qui n’est pas seulement dans la surface mais qui est surtout pas dans l’emprise ou dans le projet. C’est ça l’idée de la caresse, en tout cas, chez Lévinas.  

L’empathie, évidemment… je crois qu’on naît avec de l’empathie, ou est-ce que ça se construit l’empathie ? Je ne sais pas, en tout cas, j’ai vu des films de bébés dans les crèches et on dit : ils ont quand même de l’empathie, c’est hallucinant comme ils se rapprochent des autres quand il pleure, quand il est en difficulté. Il y a quelque chose qui semble assez spontané, assez instinctif ; chez tout être humain, en fait, l’empathie. C’est-à-dire, ce n’est pas au nom du bien ou du mal que j’agis envers toi, c’est au nom de ce que je ressens pour toi et pour ta vulnérabilité. Ça, aussi, c’est la question de l’éthique.  

La morale nous dit, elle est souvent transcendantale : le bien est édifié même avant l’expérience. Je sais ce qui est bien avant même que j’en fasse l’expérience. Je sais ce qui est mal avant même que j’en fasse l’expérience. C’est érigé en ordre, d’une certaine manière, absolue. 

L’éthique nous dit : mais vas-y, vas faire un peu d’expérience ! Mais alors pas toutes, quand même ! Mais quand même, peut-être que l’empathie serait au cœur de cette expérience possible de la commune humanité, de ma responsabilité devant la vulnérabilité de l’autre. Donc, ce n’est pas au nom du bien que j’empêche le gamin de se faire écraser quand je le vois au bord de la route, ce n’est pas au nom du bien ou du mal, c’est juste parce que c’est insupportable pour moi de le voir se faire écraser. C’est insupportable, et mon expérience de la responsabilité est là.  

Dans l’accompagnement, on dit au professionnel : si tu n’agis que parce que c’est insupportable, c’est un problème. D’abord, tu ne vas pas pouvoir faire ça avec tous, donc, tu ne seras pas égal, en traitement. Je travaille beaucoup en EHPAD, on dit ça aux soignants. Si tu passes une heure sur un bord de lit avec une résidente parce qu’elle pleure, et que tu as envie de la consoler, comment tu vas faire pour les autres résidents ?  

Je voudrais finir sur ces distinctions entre différentes éthiques. On parle, notamment à propos des EHPAD, on parle de l’éthique, du « care », du prendre soin, de l’attention à l’autre, de cette approche singulière de l’autre, qui s’oppose à l’éthique de la justice, qui cherche à ce qu’on traite également chacun. Tout à l’heure, on parlait d’équité. L’équité, des fois, elle s’oppose à la justice ou même à l’égalité. C’est-à-dire, penser les besoins de chacun différemment, plutôt que de penser qu’on va s’adresser à tous également. L’institution vise l’égalité davantage ; le soignant, le professionnel, des fois, vise l’approche singulière. Donc, il y a, des fois, un conflit entre l’éthique du care ou l’éthique de la justice. 

On pourrait parler aussi de l’éthique minimaliste ou l’éthique maximaliste. L’éthique minimaliste, c’est celle qui dirait : mais au nom de quoi je vais me mêler de ce problème-là. L’éthique minimaliste dirait : du moment qu’on ne fait pas de mal à autrui, on est dans le cadre, ça va, du moment qu’on ne fait pas de mal. Donc, il y a tout un tas d’injonctions morales qui sautent. On s’en fout… du moment qu’on ne fait pas de mal !  

Je ne suis pas sûr que ça nous suffise, mais ça, ce serait l’éthique minimaliste, par rapport à une éthique maximaliste qui impose de la morale partout et qui dirige toutes nos actions, y compris chez nous, dans notre chambre à coucher. 

Encore d’autres éthiques, je vais terminer sur celle-là : on fait une distinction entre l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. Qu’est-ce que c’est que ça, l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité ? 

Par exemple, un Président de la République qui dit : « ma conviction à moi, c’est qu’il faut détecter dès trois ans, les possibles déviances… » Ma conviction à moi… Il a une éthique de conviction, il s’est recentré sur ses propres convictions. Ce n’est pas sûr qu’il ait une éthique de responsabilité à cet instant-là parce que ce n’est pas sûr qu’il envisage les conséquences ! Toutes les conséquences, à terme, à court terme, à moyen terme, à long terme, de ce qu’il vient de dire. 

Donc, l’éthique de responsabilité, évidemment, elle nous replace dans une place de responsabilité où on est, celle qu’on occupe, peut-être, celle qu’on doit assumer dans les fonctions qu’on exerce, où l’éthique de responsabilité nous rend conséquentialiste. C’est-à-dire que, évidemment, elle nous donne à penser les choix que nous faisons, mais pas seulement pour l’instant, pas seulement pour nous-mêmes, mais aussi dans un moment donné, pour plus tard et avec d’autres. Donc, l’éthique de responsabilité, des fois, elle rentre en conflit avec l’éthique de conviction. Je ne dis pas qu’il faut supprimer l’éthique de conviction parce que se recentrer sur ce à quoi on croit, sur ce dont on est convaincu, c’est important ; il faut l’examiner, il faut en être lucide. Ce n’est pas sûr que dans les fonctions qu’on exerce, ce soit uniquement cette éthique de conviction qui nous dirige. 

Je voudrais finir par une petite histoire qui, un peu, illustre ça. C’est une histoire juive : c’est un rabbin qui rencontre trois de ses disciples dans la rue et il dit : « puisque je vous rencontre, je vais voir où vous en êtes. Je vous pose une question. Vous êtes dans la rue et vous voyez un portefeuille dodu sur le trottoir, qu’est-ce que vous faites ? » Et c’est shabbat…C’est-à-dire vendredi soir. C’est-à-dire qu’on ne doit pas… Il dit : « vous vous rappelez que ce jour-là, on ne doit jamais toucher à l’argent ». Le premier disciple s’approche du rabbin et lui dit : « écoute, Rabbi, je sais que tu nous as tellement enseigné des bonnes règles qu’il faut que je suive absolument, que puisque c’est shabbat, je ne touche pas un portefeuille parce que c’est péché de toucher l’argent. Donc, je détourne mon regard, je détourne mes pas et je ne touche pas à ce portefeuille ». Et le rabbin lui répond : « imbécile ! » Le deuxième s’approche et lui dit : « je comprends nos règles, tout ça, je suis habituellement nos règles, mais quand même, là, j’en ai une supérieure. Parce que ce portefeuille appartient forcément à quelqu’un. Et si je cherche à qui il appartient pour le lui rendre, quand même, c’est très important. Et je serai heureux d’avoir sauvé l’autre ». Et le rabbin lui dit : « Imbécile ! » Là, le deuxième a quand même hiérarchisé les valeurs. La règle, d’accord, mais une autre règle plus importante. 

Le troisième s’approche et dit : « je connais nos règles, le shabbat, on ne touche pas l’argent, et puis une règle supérieure qui est de porter assistance à son prochain, quand même… donc, s’il a perdu son portefeuille… je connais nos règles ! Je les connais. J’attendrai d’être dans une situation comme celle-là pour décider. Je ne dis pas ça maintenant ». Le dernier dit : c’est facile de se déterminer comme ça, dans l’abstrait. Il vaut mieux avoir engrangé les règles, il vaut mieux avoir réfléchi à l’avance, mais après, c’est la situation qui va dicter ta conduite ; à condition, évidemment, d’avoir engrangé un certain nombre de provisions pour pouvoir juger. Mais le dernier a cette intelligence de dire…ou plutôt il a cette modestie de penser que c’est dans la situation qu’il aura suffisamment de jugement pour savoir quoi faire. Et peut-être que c’est ça aussi l’éthique appliquée. C’est dans la situation qu’on est capable d’estimer, mesurer, apprécier, mettre en balance nos valeurs et nos normes, pour savoir quoi faire.